Les mots qui traquent

D'urgence cherche un mode d'emploi !
Qui nous dirait comment vivre sur la planète terre.
Y en a t'il un qu'on aurait tous oublié de bien lire ?
Un qui à défaut d'inventer le mieux nous ferait éviter le pire ?! 
Assurément non. La terre tourne, les années passent, les époques changent, 
les haines restent, les amours mortes sont définitivement mortes, 
les mémoires s'étiolent et les consciences s'avachissent.
Mais l'espoir fait vivre paraît-il, alors bâtissons !, seul.e ou à plusieurs, sans relâche,
du tendre et de l'honorable, du vibrant qui nous rende encore plus vivant parmi et avec les autres vivants. 



Voilà pour le préambule, déplions le mode d'emploi et amusons-nous de son procédé.
La 1ère consigne d'écriture propose d'énoncer par une succession de phrases infinitives 
des recommandations et mises en garde à l'adresse d'un nouveau-né. 
Quels conseils pourrait-on lui donner pour bien grandir ?!
À ces conseils peuvent s'adjoindre des contre-indications ou des effets secondaires indésirables. 
Bref, chacun.e invente son "mode d'emploi de la vie" avec sérieux, humour, gravité ou fantaisie.

 

 


Puis nous nous arrimons à Georges Pérec, et à son phénoménal roman "La Vie, mode d'emploi". 
Nous proposons aux sept participant.es d'imaginer un immeuble, 
trois étages et les habitant.es de cet immeuble. Nous situons l'époque dans les années 2000.
Sans trop réfléchir chacun.e à l'oral esquisse un personnage qu'il installe à tel étage. 
Une identité se confirme à l'écrit. La vie prend corps, elle balbutie puis trouve ses premiers mots.
À la manière de Pérec, chacun.e dans un court texte doit décrire la pièce où se trouve son personnage
(le mobilier, les objets, les couleurs...) et donner vie à ce personnage en indiquant ce qu'il ou elle 
est en train de faire à cet instant précis (nous décidons qu'il est 9h du matin). 
Un geste ou une action qui pourrait donner à sentir le coeur battant de sa vie, 
sa nécessité impérieuse ... ou sa défaite et ses manquements.
Faisons connaissance !
Au rez-de-chaussée, siège le concierge Henri, 57 ans, qui en triant le courrier en sait encore plus sur chacun.e.  
Le commissaire de police Pierre Hibon, 45 ans, passionné et esseulé habite au 1er. 
Lui fait face sur le même palier, Stéphan un auteur de 50 ans, qui pianote laborieusement sur son ordinateur. 
À l'étage du dessus, Mme Duroy de la Chaussaye, 35 ans, redouble de coquetterie dans le luxe de son grand appartement. 
Elle laisse sa petite Capucine, 5 ans, donner vie à ses jouets et à leur imagination. 
Au 3ème étage, Irma la cantatrice, 65 ans, épanche son blues avant de faire ses vocalises. 
N'oublions pas Grisouille, 2 ans, l'occupante clandestine qui ce matin-là furette au 1er chez le commissaire.


«    Un sofa fatigué, d’une couleur indéfinissable, plutôt verdâtre, devant le sofa une table basse encombrée :
reliefs d’un repas, carton à pizza taché de sauce tomate,
bouteille de bière décapsulée et à moitié vide, paquet de biscuits à peine entamé.
  Le tapis, sous la table basse, est lui aussi très fatigué.
  Face au sofa, contre le mur opposé, une étagère pleine de livres. Pas de romans, non.
  Mais des livres sur la façon de mener des enquêtes policières, sur les profils des assassins, un code pénal, etc.
  Dans un coin, un ordinateur allumé, avec à l’écran les nouvelles du matin.

 

 

   Pierre Hibon, commissaire de police, vit seul depuis 10 ans maintenant
dans cet appartement, depuis que sa femme l’a quitté.
  Il ne vit que pour son métier et sa femme ne supportait plus de passer seule
pratiquement toutes les soirées et tous les week-ends.

   Pierre Hibon n’est pas vraiment un « homme d’intérieur ».
  La petite cuisine attenante au salon est dans le même état : restes de nourriture, vaisselle sale.

  Mais pour le moment, le commissaire est à la recherche de sa souris, sa chère souris, qu’il perd et cherche plusieurs fois par jour.

  Où a-t-il bien pu la poser ?    »    MARIE-CHRISTINE

 


 

 

«    Le jour vient de se lever et un peu de lumière est entrée par la fenêtre du bureau dont les volets ne sont jamais fermés.
   Tout un pan de mur est occupé par des livres de toutes sortes.
   Un grand bureau noir encombré de stylos, de papiers, de dossiers occupe une grande partie de la pièce.

   Stéphan est devant son écran, un mug de café fumant à la main.
   Il cherche l’inspiration pour la suite de sa pièce commencée depuis plusieurs semaines déjà
   – mais les vocalises d’Irma, la cantatrice du 2ème, le perturbent.
   Celle-ci se lève de plus en plus tôt – elle doit être insomniaque – et lui, il aime le silence pour écrire.

   Il regarde pensivement les affiches de spectacles qui ornent les murs. Que de bons souvenirs !
  Lui vient alors une idée : il pianote nerveusement sur son clavier quand montent les pleurs de Capucine.
  Elle ne doit pas avoir envie d’aller à l’école. À 5 ans, elle préfère jouer à la poupée dans les jupes de sa mère.
  Elle sait pourtant que Sandrine de la Chaussaye ne cède jamais au chantage affectif.

 

 

    Décidément ce n’est pas l’heure idéale pour écrire car il y a aussi le bruit des poubelles
que Henri le concierge est en train de sortir, tout en discutant avec le commissaire Pierre Hibon
des dernières voitures incendiées ce week-end. La discussion est animée.    »     CHRISTINE

 


 

 

«   Le soleil entrait à flot par les fenêtres grandes ouvertes qui donnaient sur le parc Monceau.
    La pièce lumineuse était située dans l’appartement qu’occupait une célèbre soprano,
depuis bientôt trente ans, au 3ème étage de cet immeuble haussmannien.
    Irma entra dans le salon, parcourant lentement du regard cette pièce qu’elle adorait et qui résumait toute sa vie :
le piano trônait au milieu avec au-dessus des piles de partitions, en piles bien ordonnées ;
des affiches aux murs qui donnaient un aperçu de sa brillante carrière.
    Et comme à chaque fois, une houle de souvenirs la submergea d’un maelström d’émotions contradictoires :
bonheur de cette vie si riche et nostalgie d’un monde perdu.

 

    Elle s’assit sur le sofa et alluma une cigarette, premier plaisir de la journée ?
    Elle la fuma tranquillement, en savourant chaque bouffée et comme à chaque fois qu’elle se trouvait dans le salon,
chacune faisait remonter un souvenir heureux.
    Monte-Carlo, New-York, Berlin, Londres, Tokyo, Sidney, Rome et Paris, bien sûr !
    Oui vraiment quelle belle vie.   »     MARIE

 

 


 

 

 

«   Grisouille habite un joli studio avec tout le confort.
    Elle a même l’eau courante, une petiote fuite dans la canalisation que le propriétaire ne connait pas.
    Un éclat de miroir pour se pomponner tout les matins, une litière d’un vieux bout de chiffon bien moelleux.
    Grisouille est veuve, son chéri a sauté sur une mine, maudite tapette !
   Ses deux enfants sont partis vivre l’aventure, Grisette, l’ainée est tombée amoureuse d’un mulot saltimbanque,
ils vivent l’appartement du dessus, au deuxième étage chez une bourgeoise très précieuse !
    Quand au cadet, Grison, irréductible coureur de souricettes, il s’est installé chez madame Irma,
au troisième, une cantatrice castafiore à son goût mais très accommodante.
    Aussi, Grisouille se retrouve seule, à la merci des dangers.

     Ce matin, c’est l’heure du marché, la veille elle a senti un relent de fromage bien costaud.
    Aussi, pointe-t-elle son museau tout rose dans l’interstice d’une plinthe du salon,
les moustaches en mode radar qui balaye le plancher poussiéreux.
    Mince, Zorba, le matou pacha digère sa gamelle aussi vite vidée que de nouveau remplie,
affalé en gros lourdaud sur le fauteuil en velours vert dont les griffes ont sillonné copieusement les coussins.
    Il connait bien ses passages, se faufiler à travers les piles de roman policiers éparpillés sur le sol serait risqué.
    Grisouille doit escalader la bibliothèque hors d’atteinte de Zorba,
elle escalade tant bien que mal  les reliures de cuir doré.
    Zorba, ouvre un œil, s’étire comme un élastique en repoussant cravate et képi

abandonnés négligemment par son maître. 
    Son instinct carnassier réagit aussitôt, il l’a sentie, elle est toute proche…
    Gribouille a juste le temps de se cacher derrière deux gros tomes du code pénal de 1996,
ce n’est pas le moment de frétiller de la queue bien lovée derrière elle.
    Zorba, impuissant doit alerter son maître, Mr Pierre Hibon,

un policier célibataire qui passe sa vie à enquêter celle des autres.
    Il est en train de déjeuner dans la cuisine, un bol de chocolat fumant trône
sur la table en formica envahie de vaisselle remplie de régatons.
    Alors qu’il s’essuyait d’un revers de la main poilue ses moustaches chocolatées
tout en lâchant un rot qui fit même tressaillir Gribouille, tremblante derrière deux siècles de littérature,

Zorba, le poil hérissé des mauvais jours, miaula de toutes ses forces, les canines acérées bien présentes.
    Mr Hibon, n’a pas aimé son incursion, il secoue sa bedaine, remonte son pantalon de pyjama aux rayures délavées,
les paupières encore engourdies, ni une ni deux, saisit sa charentaise éculée
et  la projeta sur Zorba qui, la queue entre les jambes, fila à toute berzingue dans le salon,
manquant de renverser le vase en porcelaine ébréché  aux motifs de fleurs de cerisier
derrière lesquelles des hirondelles annoncent le printemps.
    Il chancela sur le guéridon, Mr Hibon eu juste le temps de le stabiliser, les joues empourprées,
il saisit sa deuxième charentaise et manqua Zorba qui sauta sur le piano,
dévala le clavier dont les touches écaillées jouèrent une mélodie discordante.
    Grisouille profita de cette diversion pour filer dare-dare à la cuisine, non sans devoir éviter bien des obstacles,
godillots et linge sale, étalés sur le sol à l’image d’une chambre d’ado avec son tapis de legos.
    Elle repère le morceau de cantal sur la paillasse, il est gros, elle le découpe en petits morceaux de ses dents affutées
et planque le trésor derrière le chauffe-eau dont la flamme la tétanise.
    Zorba, puni sur le balcon, Mr Hibon prenant sa douche, elle a tout loisir de retourner dans son studio,
demain elle reviendra avec ses enfants, pour un festin clandestin.   »  JEAN-PIERRE

 

 

 Nous laissons presque à regret ce petit monde foisonnant, mais qui sait ?! 
peut-être retrouverons-nous Henri, Pierre, Stéphan, Sandrine, Capucine, Irma et Grisouille 
lors d'une autre session d'écriture. Et les ferons parler encore, seul.es et entre eux. 

Pour l'heure nous achevons cet atelier sur un poème de Nanao Sukaki, poète beatnick, 
empreint de sa culture japonaise, celle des haikus, du boudhisme, et de son vagabondage céleste. 
Poème à prendre très au sérieux, lové qu'il est dans une spirale cosmique atemporelle !

 

«   Dans sept minutes
            Tu t’endormiras.
    Dans sept heures
           Tu te réveilleras.
    Dans sept jours
          Tu seras fatigué de travailler.
   Dans sept ans
          Tu seras parti.
   Dans sept cent ans
          Personne ne te connaîtra.
   Dans soixante-dix-mille ans
          Plus d’êtres humains sur la terre.
   Dans sept cent millions d’années
          La voie lactée disparaîtra.
   Dans sept cent millions d’années-lumière
          Quelqu’un dormira dans ton lit  »   Comment vivre sur la planète terre – Nanao SAKAKI

 

Voilà c'est dit, après que la voie lactée aura disparu quelqu'un dormira dans ton lit.
Vertigineux. Plus besoin de mode d'emploi. 
Nous voilà tous prévenus.

 

C. F.