Cadence de nos éternités

Cette année c’est Darwich. Une Quinzaine Mahmoud Darwich à Saint-Étienne !
C’est le fait bien sûr de L’Ensemble Nomade (anciennement Ensemble Romana)
qui tous les deux ans, organise des rassemblements autour de grandes figures politiques et littéraires.
Conférences, lectures, spectacles, musique, expositions, performances, ateliers
jalonnent ces quinze jours intenses dans différents lieux de la ville.
L’occasion de mêler les sensibilités et les intelligences.
De réfléchir ou de créer « ensemble » et « autour de ».

 

Les poètes sont des éclaireurs, ils bousculent les silences et réveillent les consciences.
Nous écoutons Mahmoud Darwich dont la voix rallie les peines et les espoirs d’un peuple dépossédé, martyrisé.

 

Six adultes d’âges très variés prennent part à cet atelier d’écriture.
L’exil, l’identité, le temps et l’espace, l’engagement dans la lutte habitent les propositions d’écriture qui seront données.
Nous commençons par la lecture d’un extrait de « Murale »,  dont une récurrence lancinante habite presque chaque vers :

 

 

"Cette mer m’appartient,
 Cet air humide m’appartient,
 Ce quai et ce qu’il porte
 De mes pas et de mon sperme…m’appartiennent
 Et le vieil arrêt du bus m’appartient et m’appartiennent
 Mon fantôme et son maître, les ustensiles de cuivre,
 Le verset du Trône, la clé,
 La porte et les gardes et les cloches.
 Et le fer de la jument
 Envolée des remparts m’appartient…
 Et m’appartient ce qui était mien,
 La citation de l’évangile
 Et le sel laissé par les armes 
 Sur le mur de la maison…
 Et mon nom, quand bien même je prononcerais mal mon nom
 Fait de cinq lettres horizontales, m’appartient (…)
 Ce nom m’appartient…
 Et il appartient à mes amis, où qu’ils se trouvent."   M. Darwich



Nous invitons chacun.e à considérer « ce qui lui appartient », dans ce qui a été donné, vécu, rêvé, aimé…perdu.
Une manière abrupte de (re)faire connaissance avec soi-même. Et avec l’autre.
Chacun.e s’approprie la répétition de ce « qui lui appartient » et l’intégre à son texte.
Une rythmique va naître, rendant là encore plus déchirant ce que l’on souhaite « retenir » (inscrire) de soi.
Une identité absolue car insaisissable.

 

 

"Mon sac à dos, mes élans de découvertes, mon amour pour les sous-bois 
 et les grandes forêts denses ça m’appartient. 
 Et ça m’appartient mon souhait de toujours porter la voix du « plus » petit, 
 du « plus » compressé pour lui permettre d’expérimenter pour qu’il puisse lui aussi se rencontrer. 
 Ma grande sensibilité et mon intolérance aux non-dits ça m’appartient. 
 Et mes excuses, mes oublis, mes doutes, ma peur de l’abandon… 
 Et cette manie à vouloir être sûre que le lien est bien là 
 et cette inquiétude que quand tout est « Bien » que cela s’arrêtera... 
 Et ça m’appartient d’aimer aller faire la fête avec ceux que j’aime 
 ou rencontrer ceux que je connais pas 
 mais ça m’appartient aussi de parfois me mettre dans ma bulle pour me recueillir 
 afin de pouvoir ré-accueillir…"    Lucie D.


"Si je ne possède plus rien, la chaleur du thé à la menthe continuera à m’appartenir
 comme m’appartiennent les cheveux des enfants dans leur cou,
 comme m’appartiennent l’odeur de l’essence et celle des vaches en même temps.
 La tristesse immobile des rochers m’appartient,
 je n’en veux pas et pourtant elle m’appartient.
 Les sons des langues que je ne comprends pas m’appartiennent.
 Le fatigue des corps m’appartient.
 L’espoir m’appartient à peine mais le manque et le désir m’appartiennent.
 Quand je suis exaltée, je ne m’appartiens plus.
 La végétation humide m’appartient et je ne peux pas la saisir.
 J’appartiens à tout ce qui m’appartient.
 Le compte des jours m’appartient. Vénus m’appartient.
 Peut-on léguer les biens immatériels qui nous appartiennent ?
 Ce que j’écris, ça c’est sûr, ça m’appartient."    Jocelyne Montagnon-Tsanga

 

 

"La Lumière du soleil à travers les feuilles tendres du printemps me pénètre  doucement
 Et je suis Là, vivante
 Amour, Absence, Amour puis Absence, Absence puis Amour,
 vagabondage, liberté mais solitude, solitude mais liberté,
 choix, Acceptance, Souffrance parfois,
 Mais Là, bien vivante
 Une et multiple à la fois
 Oui je suis Là, vivante
 La Route, Retour, un jour, Repartir, nomade,
 Rencontre, aimer, quitter, Retrouver, ici ou ailleurs
 Et toujours Là, vivante
 Encore et Encore, Encre, Encre de chine, pastels, couleurs sur les murs de la vie
 Étonnée d’être Là, vivante
 Neige, Nuée, Nébuleuse, Nue, Nulle part, Ni vue, Ni connue,
 Et pourtant, Là, vivante
 Chemin, en Chemin, cheminant, Caminando,
 Cahin-Caha, peut-être, mais Curieuse toujours
 Et plus que jamais, Là, vivante
 Envol, bientôt, et déjà dans ma tête, images,
 Je sens, je perçois, je conçois, je vibre
 J’envoie et je reçois,
 et tout cela m’appartient
 et fait, qu’avec vous, ce soir, vibrante, je suis Là, vivante"    Laur

 

 

Nous poursuivons avec « État de siège ».
Dans cet extrait Mahmoud Darwich évoque un moment quotidien
où le sentiment de plénitude fait acte de résistance.

 

 

"Nos tasses de café. Les oiseaux. Les arbres verts
 Aux ombrages bleus et le soleil qui saute d'un
 Mur à l'autre telle la gazelle...
 L'eau des nuages aux formes infinies
 Dans ce qui nous reste de ciel,
 Et d'autres choses encore dont le souvenir est remis à plus tard,
 Montrent que ce matin est fort, resplendissant,
 Et que nous sommes les hôtes de l'éternité"   M. Darwich



Et toi, quelle saveur a ton éternité ?
Chacun.e évoque un moment vécu dont le ressenti transporte hors du temps.
Avec comme consigne d’achever son texte par les deux derniers vers du poème initial, remaniés au besoin.

 

 

"Les claquements précipités de nos bâtons sur le goudron
 La sueur accumulée depuis la lueur qui ruisselle le long de nos colonnes
 Nos genoux et nos chevilles qui ne tiennent plus que grâce à l’adrénaline
 Les dix coups au clocher qui raisonnent dans le village
 Et nos sourires qui commencent à pointer
 Et nos fous-rires qui éclatent comme pour nous libérer de la fatigue emmagasinée
 Et nos regards entrecroisés comme pour compresser ces onze jours ensemble passés
 Qui vont la bientôt s’achever….
 Car de simples inconnus, voilà ce qu’au bout de ce Chemin nous sommes advenus…
 Cette arrivée unique montre que ce matin est puissant et indélébile
 Et que nous sommes les hôtes de l’éternité"      Lucie D.


"La ville semble n’occuper qu’un isthme dans la lagune bordée de pieux 
 dont je ne connais pas le nom ni la fonction. 
 Le vendeur de glaces s’appelle Jojo quand les cloches se mettent en branle, 
 la volée m’apporte aussi du sel marin, du soleil rose et de la paix. 
 Tout cela, je l’emprisonne dans le sang qui bat à mon poignet. 
 Les barques au port, les restaurant pleins de conversations 
 montrent que ce moment méridien est doux, réconfortant 
 et nous nous sommes les hôtes de l’éternité."    Jocelyne MONTAGNON-TSANGA

 

 

 "Un repas partagé sous la tonnelle  
  Trois êtres qui il y a quelques jours se connaissaient à peine  
  Nos regards qui se croisent  
  La parole qui s'anime et les mots qui s'envolent vers l'autre, accueillis  
  Le soleil à l'horizon, qui nous éblouit parfois  
  La lumière qui imperceptiblement s'estompe  
  Dans la pénombre qui s'installe, nos regards qui se cherchent, se devinent  
  La parole qui s'étoffe, douce et intense à la fois,  
  Nos silences et la beauté d'une intimité qui nait dans l'obscurité  
  Tout cela montre que ce soir est fort, profond, suspendu  
  Et que nous sommes les hôtes de l'éternité..." LAUR


Nous finissons l’atelier par quelques questions posées oralement
auxquelles ils et elles doivent répondre par écrit le plus spontanément possible.

 

 

                   1. Combien as-tu de poèmes en toi ?

 

J’ai 6 poèmes en moi : ils parlent d’amour, de lien, de Chemin, de Vie, de mélancolie et d’enfance.  Lucie D.

       Une multitude, ils parlent de tout et de rien, chacun happant un instant unique   LAUR

                 Des sacs entiers ! Ils parlent de la difficulté à parler    Jocelyne 

 

                   2. « L’engagement, c’est le sentiment libre de pouvoir exprimer librement une responsabilité libre » M. Darwich.
                    Quel est ton engagement aujourd’hui ?

 

Mon engagement aujourd’hui est de porter ma part de responsabilité 
c’est-à-dire de ME porter pour ne pas projeter 
et laisser à l’Autre le fardeau de l’absence de mes mots…   Lucie D.

 

            Moi, citoyenne d’une terre d’asile,
            je m’engage à être heureuse,
            à profiter de la vie, ici et maintenant,
            sinon le combat et la quête d’un monde meilleur
            de ceux qui s’exilent n’auraient aucun sens.   LAUR

 

     Mon engagement égoïste consiste à respecter une promesse faite à mes enfants, 
     promesse qui ne m’a pas été extorquée et qui m’a sauvée.  Jocelyne

 

 

                    3.  Es-tu totalement ici ou est-ce qu’une part de ton être est « autre part » ?

 

          Mon être physique est assis ici et une part de moi vous rencontre 
          mais la consigne et l’écrit m’amènent dans mon intérieur, 
          dans mes mondes intérieurs et je voyage, je recroise tant d’autres êtres, 
          tant d’autres lieux tout en vivant mille et une émotions !   Lucie D.

 

Je suis ici avec vous, mais aussi déjà là-bas, avec l’étrange ; l’étrangeté,
avec l’étrangère et l’étranger, dans l’attente de notre rencontre.    LAUR

 

          Il faut bien dire qu’une partie de moi est restée avec la petite Jocelyne blessée des années 70 ; 
          je n’arrive pas à l’en tirer.     Jocelyne

 

 

                     4. Imagine on te dit, tu dois partir d’ici, on va t’emmener ailleurs dans un endroit inconnu et tu habiteras dans un camp. Tu n’as que quelques minutes pour faire ta valise, qu’est-ce que tu prends avec toi ?

 

                    Je prends :
                   -des photos de ma famille
                   -ma lampe torche
                   -ma couverture de survie
                   -mon courage
                   -une bague      Lucie D.

 

Sac à dos, passeport, carte bleue, téléphone, lunettes, vêtements,
papier, crayon-gomme, rêve, langage, poésie
          LAUR

 

 

                   Un livre, un mouchoir, de l’eau, une petite culotte, un stylo, une chanson.   Jocelyne

 

 

   5. Quelle est ta patrie secrète ?

 

Ma patrie secrète est peuplée de personnes pleines de lumière irradiant de faisceaux multicolores. 
Anges, fées et arbres verdoyants se côtoient… 
L’air est enivrant et les émotions sont en forme de bulles de savon.    Lucie D.

                    Ma terre secrète, c’est ...
                    le jardin que je cultive,
                    les rêvent qui m’animent,
                    la cime de l’arbre qui m’accueille, me rassure, me ressource
                    et d’où j’embrasse le monde       LAUR


Ma patrie secrète, c’est l’enfance où je confondais la terre des Indiens d’Amérique du Nord 
avec celle des Indiens de la péninsule indienne.  Jocelyne


Voilà un petit aperçu de cet atelier d’une intensité rare, ponctué d’un moment magique au chok Théâtre !
Une lecture publique avec quatre personnes du groupe s’y donnait,
lecture sans filet car aucun temps de répétitions n’était possible.

 

Les valises réalisées par les enfants durant l’atelier d’écriture qui leur était dédié (cf article sur le blog)
ont permis de délimiter un espace scénique, composé d’un banc et de quelques chaises.
Un espace d’attente ou de transit, où nous tous alors – public, lectrices, lecteur – participons de ce fait rare,
unique du « spectacle vivant », en devenant créateurs du moment même.
Unique car génialement éphémère, inscrivant de fait son éternité en chacun.e de nous.

 

Merci à l’éclaireur Darwich, la poésie porte son rêve debout où qu’elle soit.
Merci à la Quinzaine de l’Ensemble Nomade et à son instigatrice, la fabuleuse Sabrina Lorre
de permettre autant d’émulations et de partages sensibles inoubliables.

 

 

« Vous, qui vous tenez sur les seuils, entrez
  Et prenez avec nous le café arabe.
  Vous pourriez vous sentir des humains, comme nous.
  Vous, qui vous tenez sur les seuils,
  Sortez de nos matins
  Et nous seront rassurés d’être comme vous,
  Des humains ! »      (État de siège – M. D.)